Richie Marudai, Architecte et Urbaniste : « L’urbanisme au service des plus gros investisseurs… »

Issu d’une famille modeste de la banlieue portlouisienne, Richie Marudai, fait partie de ces fils du sol qui ont bravé les obstacles de la vie pour se créer un nom ailleurs dans le monde. Architecte et Urbaniste de profession, l’odeur de l’abandon émanant de notre patrimoine culturel le dérange. Tel, le « Turc » de St Exupéry, il se bat pour défendre ses convictions

Par Rajen Valayden

Il paraît que l’image que vous avez de notre pays, du hublot, est autre que ce que vous voyez au sol ?

Ma dernière visite date de cette année, en février. Cela faisait trois ans que je n’étais pas rentré à la maison et c’était l’occasion aussi de faire découvrir le pays à ma compagne. Vous savez, en France quand vous dites que vous êtes Mauricien, les gens vous parlent automatiquement des plages, du lagon et de notre sourire ; or, heureusement, il n’y a pas que cela ! Revenir à l’île Maurice, même au bout de trois longues années, est toujours un besoin et une fierté pour moi, car même si j’ai aujourd’hui monté mon entreprise en France, je souhaite contribuer à l’avenir de mon pays. Alors oui, lorsque nous avons atterri, j’étais triste de voir ô combien de nombreuses plages disparaissent à vue d’œil, que ce soit à cause de l’érosion due aux constructions sauvages, ou par des alignements de transats en location. Triste aussi de voir que nos villes sont en train de perdre de plus en plus leur identité, moins de « marsan mine lor la gare » à Rose-Hill ! Mais encore plus triste et en colère de voir le patrimoine bâti en ruine ou tout simplement rasé pour laisser place à des constructions qui frisent la mégalomanie architecturale. Alors oui, vu du hublot, notre pays se pare de plus en plus chaque année d’un collier d’hôtels tous plus luxueux les uns que les autres, mais ce que je vois lorsque je suis au sol, c’est un fossé entre riches et pauvres ; c’est un déséquilibre évident entre les touristes et la population mauricienne et nous nous retrouvons avec un urbanisme au service des plus gros investisseurs.

Quelle est votre lecture du « développement » que le pays a connu durant ces dernières années ?

Je vois un pays qui est souvent cité en exemple, que ce soit dans le secteur économique, du tourisme ou même pour notre capacité du « vivre ensemble ». L’île Maurice, ce tigre de l’Océan Indien, qui veut ressembler à Singapour et conquérir le marché africain, a entamé une course vers un développement extrême et souvent en oubliant son passé riche en histoire. J’ai l’impression que nos dirigeants mènent une politique de « zéro souvenir, zéro passé ». C’est difficile de faire comprendre qu’un peuple qui ne comprend pas son passé ne peut envisager son avenir. En tant que jeune architecte, je ne lis ce « développement » qu’au travers du bâti, mais il est bien sûr évident que de nombreux facteurs sont à prendre en compte qu’ils soient économiques, politiques ou encore humains. Depuis quelques années, des projets de grande envergure commencent à voir le jour sur l’île ; cependant, cet étalement urbain se fait en construisant sur des espaces agricoles de plus en plus rares, délaissant ainsi des espaces et des lieux à l’intérieur des villes. C’est dommage de voir que la culture de restructuration et de réhabilitation n’existe pas ou très peu à l’île Maurice. Alors que la planification urbaine à grande échelle est remise en cause aujourd’hui en Occident, j’ai l’impression que l’île Maurice emprunte le chemin inverse, oubliant l’échelle de l’individu dans la ville, ainsi que ses usages. La Cyber-cité à Ébène est l’exemple typique d’un urbanisme non ou mal planifié sans cohérence aucune et le piéton a été en grande partie oublié. Mais ce n’est qu’une infime partie de cet urbanisme aujourd’hui pratiqué où ce « développement » dont on parle tant, rime avec béton et investisseur étranger.

Alors que nous avons la chance de disposer dans notre pays d’un éventail de qualités que d’autres nations nous envient, les décideurs d’aujourd’hui s’empressent de conclure des marchés avec des experts étrangers, pour des projets livrés en kit, des projets qui ne s’adaptent pas à l’échelle de notre l’île et qui ne s’intéressent pas à notre culture et à notre façon de vivre. À quoi cela sert-il de construire des « Business parcs », si nous ne sommes pas en mesure de retenir la plupart de nos cerveaux dès leur plus jeune âge, c’est-à-dire, dès leur formation ? La génération de jeunes ayant obtenu des diplômes étrangers — dont je fais partie — ne revient que très rarement au pays. Alors, est-ce parce que l’herbe est plus verte ailleurs ou tout simplement par manque d’opportunités ? En entrant dans le monde du travail, nous avons forcément beaucoup moins de force de frappe qu’un gros investisseur étranger, mais nous possédons une qualité qu’aucun promoteur aussi gros soit-il ne pourra avoir : l’amour, la connaissance de notre pays et l’envie de faire évoluer notre île de manière humble et raisonnée.

En tant qu’architecte et passionné d’urbanisme, comment accueillez vous l’idée de nos décideurs de construire plusieurs villes intelligentes qui, semble-t-il, va assurer la croissance du pays ?

Pour moi parler de « ville intelligente » c’est parler d’une ville qui utilise la technologie dans le but d’améliorer la qualité des services, mais c’est aussi un type de développement urbain à même de répondre aux besoins des entreprises, des institutions et des citoyens sur le plan économique, social, mais aussi environnemental. Alors, si tels sont le souhait et l’ambition de nos dirigeants, on ne peut que les encourager ! Mais souvenez vous, en 2008 c’était le slogan « ILE MAURICE, ILE DURABLE », où en sommes-nous aujourd’hui ? Avons-nous réalisé des projets concrets avec un réel impact positif sur l’environnement, l’économie et le bien-être des habitants ? Est-ce que « Maurice, île durable » est un projet de société partagé qui a permis de renforcer la communication et le dialogue avec le secteur privé et la société civile ? Et encore, est-ce que « Maurice, Ile durable » a empêché la destruction de centaines d’hectares de plantation de canne à sucre sans lesquelles le développement de biocarburants semble compromis ?

Lorsque l’on voit que la première construction à sortir de terre à Mon-Trésor est un hôtel, on est en mesure de se demander où se trouve cette soi-disant « ville intelligente ». Alors, oui, donner du travail à une centaine de personnes durant le temps d’un chantier, c’est bien ; mais cela n’assure pas la croissance d’un pays et cela ne prend pas en compte un des critères les plus importants dans ce type de villes : le critère social. En effet, le Mauricien moyen sera-t-il en mesure de se payer un logement dans ces villes, s’il y en a ?

Autant se concentrer sur les problèmes d’infrastructure et de services que nous rencontrons dans nos villes actuelles, au lieu de déplacer le problème. Un exemple parmi tant d’autres, nous possédons un réseau de bus très dense et très efficace ! Avoir tout simplement les horaires de passages ainsi qu’un plan de réseau serait déjà une façon de penser la mobilité dans la ville, et ce, à moindre coût.

Nos villes puisent leur singularité non pas dans la destruction, mais dans l’accumulation urbaine, productrice d’une nouvelle matrice, de nombreuses qualités spatiales et de situations formant une multiplicité de climats indispensables à la ville de demain. Mieux vaut qu’elles soient durables et accessibles à tous, plutôt qu’elles soient intelligentes et réservées à un faible pourcentage de la population.

On dit que le pouvoir de la culture, comme levier de développement durable, peut stimuler des secteurs distincts de la vie économique, sociale, politique et artistique. Est-ce une utopie, ou une vision réalisable

Contrairement à d’autres pays, les Mauriciens ont cette culture du « vivre ensemble » et je suis fier qu’à l’île Maurice il n’y ait pas de débat sans fin sur le port du voile, fier que les minarets des mosquées soient construits à côté des clochers des églises ou des pagodes. Néanmoins, si nous voulons stimuler les différents secteurs dont vous parlez, je pense que ce respect de l’autre doit aujourd’hui s’accompagner d’un sentiment patriotique, car avant d’être un musulman, un hindou ou encore un chrétien, nous devons nous sentir tous Mauriciens et penser pour le futur de notre île et non uniquement pour le futur d’une communauté religieuse X ou Y.

Alors quand vous parlez du pouvoir de la culture je pense que c’est celui de la culture au sens large du terme dont il faut avoir conscience : la culture de notre passé, de notre présent, mais aussi l’éducation, l’instruction et le civisme. Donc, non, je ne pense pas que ces notions soient utopiques, surtout dans ce pays qui trouve ses racines dans la mixité des cultures.

Bien que l’importance du patrimoine culturel soit exprimée dans la Charte des droits fondamentaux, les États membres sont loin des objectifs. Est-ce que la course folle vers la croissance et la modernité nous pousse à commettre un crime irréparable à l’encontre des générations futures ?

Je pense que nous serions tous tristes de ne pas pouvoir faire découvrir « ene vrai la boutik sinois » à nos enfants. Entretenir le patrimoine bâti nous permettrait d’avoir un support pour le patrimoine culturel.Je ne suis pas contre la croissance et la modernité, mais tout est histoire de dosage et ce dosage a aujourd’hui tendance à basculer du mauvais côté. Dans notre accession à l’indépendance, nous avons su prendre ce qui était bon de chaque pays et il est temps aujourd’hui de faire preuve d’intelligence et de penser aux générations futures. La destruction de notre culture est en marche ; sâchons la stopper.

Lors de votre visite, quels lieux vous ont le plus marqués ?

Marqué ? Je dirais plutôt « choqué » ! D’abord, c’est l’état d’abandon de beaucoup de bâtiments à Port-Louis et dans d’autres villes. Mais on pourrait aussi parler des résidences de type « Marina » pour riches milliardaires construites non loin des maisons en tôle des villages de pêcheurs. J’ai aussi été choqué de ne pas pouvoir marcher plus de 10 minutes les pieds dans le sable le long de la côte de Cap Malheureux sans me faire attaquer par des chiens de riches propriétaires.

Mais mes déambulations dans Port-Louis m’ont aussi fait découvrir certains lieux dans lesquels je n’avais jusqu’alors jamais mis les pieds et dont le potentiel architectural est indéniable. Je pense notamment au « Merchant Navy Club » juste derrière la poste. Cet ancien grenier vieux de plus de 160 ans fait aujourd’hui office de parking et n’exploite pas un dixième de ses ressources. J’ai aussi redécouvert le jardin Robert Edward Hart à Les Salines, laissé lui aussi à l’abandon. Ce lieu, pourtant aux portes de la capitale, est totalement enclavé, et sa situation géographique pourrait satisfaire les plus gros investisseurs ; mais en l’état ce fragment d’histoire est voué à disparaître dans un avenir plus ou moins proche. Pour laisser la place à une autre Marina destinée aux princes arabes ? Stratégie politique ou simple philosophie du « rien à faire de l’histoire » ? Est-ce que l’exemple vient toujours d’en haut ? Je ne pense pas.

Ça vous fait quoi, de respirer cette odeur d’abandon qui envahit ces sites ?

J’ai honte ! Je me dis qu’une partie de notre histoire est en train de disparaître ; je suis triste de voir qu’un classement d’un site à l’UNESCO s’arrête aux murs de ce site, alors que cette dernière a pourtant défini un périmètre de protection qui part de Trou-Fanfaron jusqu’à la Rue Royale. Avez-vous l’impression que ce secteur est sauvegardé ou mis en valeur ? Je ne prône absolument pas une politique de « mettre la ville sous verre », mais simplement de prendre en compte ce patrimoine — qui est notre identité que nous le voulions ou non — au lieu de tout raser. Effacer les traces du colonialisme, c’est aussi effacer les traces de notre histoire. Les rares vestiges du patrimoine sauvegardé sont aujourd’hui des lieux rattachés à des communautés. Nous sommes un pays indépendant et une république jeune, certes, mais il serait peut-être temps de sonner la fin de la récréation et d’arrêter la crise d’adolescence.

L’insouciance de nos décideurs vous étonne ?

Est-ce de l’insouciance ou simplement une politique de « make business » ? Dans les deux cas, cela ne m’étonne plus. J’étais encore à l’île Maurice en mars dernier pendant la période de fortes pluies. L’image d’un ministre qui se dit ministre de l’Environnement se déplaçant en hélicoptère, sur ce bout de caillou qu’est notre île, m’a beaucoup choqué et cela résume clairement l’état d’esprit de nos dirigeants actuels.

Ce n’est certainement pas votre envie de magnifier ces lieux livrés à eux-mêmes qui va faire réélire le maire ?

Effectivement après avoir vu ces sites abandonnés nous avons décidé de réagir. De réagir en tant qu’architecte, mais surtout en tant que citoyen Mauricien. Nous avons imaginé au sein de notre agence d’architecture, l’Atelier Maziné, un projet pour le jardin Robert-Edward Hart, à Les Salines. Je vous préviens, pas d’image avec un grand centre commercial, d’hôtel, de tour de verre ou de complexe de front de mer pour les rois du pétrole. Ce projet se veut minimaliste. Nous reconnectons le jardin à la ville via une ligne de bus « Port-Louis – Les Salines ». Nous rendons ce lieu aux piétons, nous ouvrons le stade France Martin sur le jardin, nous restaurons des monuments aujourd’hui oubliés, nous réintroduisons des plantes endémiques de l’île et créons un parcours de découverte au travers des vers du poète Robert-Edward Hart. Nous proposons un projet à moindre coût, pensé pour les Mauriciens, mais aussi accessible aux touristes afin de leur faire partager ce bout d’histoire.

L’architecture est un domaine d’intérêt public et nous n’avons jamais souhaité que ce projet soit un argument de campagne électorale. Cette proposition est pour nous une façon de montrer qu’il est possible de faire autrement, que l’urbanisation ne rime pas forcement avec investisseurs étrangers et complexes en tous genres. L’île Maurice possède un éventail de qualités, à nous aujourd’hui de savoir les exploiter de manière intelligente et raisonnée. Si dans certains pays, l’idée de patrimoine est poussée à l’extrême, je pense qu’à l’île Maurice il manque cette culture de restauration, de restructuration et de mise en valeur. La philosophie de l’atelier Maziné est que parfois, il suffit de peu pour faire de belles choses et magnifier ce que l’on a déjà sous la main, et c’est ainsi que nous nous efforçons de travailler au sein de l’agence.

À vous entendre, on a l’impression que nos décideurs définissent « l’investisseur » comme quelqu’un en costard avec une mallette remplie de devises et le reste, ils ne s’en soucient pas vraiment ?

J’ai surtout l’impression que le développement rime systématiquement avec investisseurs et promoteurs souvent au détriment d’un investissement en savoir-faire. Le manque de réglementations en terme de passation de marché ou même en terme d’urbanisme et d’architecture contribue à cela. Je ne comprends pas comment on peut imaginer et définir, entre autres, des « villes intelligentes » sans même avoir un ministère chargé de l’aménagement du territoire. À l’île Maurice l’argent fait malheureusement souvent le bonheur.

Les divers mouvements écolos expriment des craintes que la civilisation contemporaine, avide de rentabilité, ne laisse disparaître définitivement les traces des sociétés qui nous ont précédés ? Qu’en pensez-vous ?

Nul besoin d’être écologiste pour voir à quel point la rentabilité est le maître mot sur notre île. Aujourd’hui, les constructions ne s’implantent pas à un endroit dans l’idée de faire table rase de notre passé, mais sont construites là où est l’argent. À mon avis, c’est malheureusement presque inconscients du carnage historique, humain ou écologique qu’ils sont en train de faire, que les promoteurs ou les particuliers s’implantent à tel ou tel endroit. Dans ce combat-là, les collectivités ont un vrai rôle à jouer. Il ne s’agit pas simplement de faire des campagnes de nettoyage à la veille des élections ou simplement de disposer des poubelles çà et là en parlant d’une grande campagne écologiste. Il faut aujourd’hui sensibiliser la population afin que naisse une conscience collective.

Capital Media

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