Dans son roman d’anticipation ‘Compagnon du Soleil’, l’écrivaine québécoise Monique Corriveau disait : « L’habitude aveugle, sourde et muette, affadit la conscience ». Une citation qui résume parfaitement le ressenti écœurant qui habite la population.
L’ivresse du pouvoir pousse nos décideurs politiques au refus de reconnaître la fermentation d’une frustration généralisée qui va se révéler désastreuse pour notre pays dans un avenir pas trop lointain. Cette lassitude palpable vient du fait que le peuple en a marre d’être cocufié et se révolte contre le dysfonctionnement de nos pouvoirs institutionnels. Le peuple ne veut plus de ces pseudo révolutions quinquennales qui se limitent uniquement à remplacer des hommes par d’autres et qui ne résultent qu’à faire perdurer un système pourri jusqu’à la moelle. On en a assez de ces slogans creux et on est nombreux aujourd’hui à comprendre que la corruption est la principale raison des inégalités sociales et économiques. OUI ! Ce sont les pillages systématiques qui nuisent à notre économie, notre société, notre environnement et notre avenir. Le peuple croit fermement que nos institutions sont utilisées à des fins dévoyées. Et il n’a pas vraiment tort.
D’abord, dans le cas de notre pouvoir législatif, on peut certainement affirmer que chez nos élus, ce n’est pas l’innovation ou la créativité qui manque lorsqu’il s’agit de dépouiller les caisses de l’État. Notre insouciance impardonnable a engendré une culture d’impunité où l’abus finit par s’incruster dans les habitudes de ceux qui sont au pouvoir. Les réponses face aux timides questions se limitent à légitimer sans gêne les multiples abus des biens sociaux par des crimes impunis du passé. A titre d’exemple, je citerai les faits choquants que contient le tout dernier Finance Bill, où on constate que les estimations pour la construction de centaines de logements sociaux s’élèvent à MUR 1,8 milliard. Savez-vous que depuis janvier 2015, la construction de maisons/appartements et l’achat d’immeubles par une poignée de nos législateurs dépassent largement les MUR 1,8 milliard dont on a bénéficié du gouvernement indien ? Voilà de quoi faire sourciller la population, à qui il faut bien expliquer la provenance de cette manne soudaine. Il faut se rappeler qu’il s’agit de ces mêmes députés qui sont, semble-t-il, en guerre contre le trafic de drogue, la fraude, la corruption, et qui ont palabré longuement sur la nécessité d’introduire des lois en tous genres pour s’enquérir sur les biens mal acquis. Aucun doute, la demi-portion de service viendra défendre son chef du jour en avançant des détails sur l’emprunt de MUR 45 M contracté par l’ex-Premier ministre. Comme quoi, cela justifie les centaines de millions investies par son compère dans la construction de sa maison. Autre exemple déconcertant de la volte-face de notre pouvoir législatif, c’est le retournement de veste dans l’application du Code of Good Governance lancé en février 2017 et qui prendra effet à partir du 1er juillet 2017. Dans le préambule du document lancé en fanfare par le ministre Dharmendar Seesungkur, on note la phrase suivante : “The Code recognises that scandals arising from poor governance that impact upon Public Interest Entities should primarily be dealt with by legislation”. Au lieu de profiter du Finance Bill pour renforcer le Code of Good Governance (CGG), les législateurs n’ont rien trouvé de mieux que d’amender la Financial Reporting Act afin d’exempter les filiales des compagnies d’État qui champignonnent des règlements stipulés dans le CGG : “The Financial Reporting Act will be amended to provide that wholly-owned subsidiaries need not comply with the National Code of Corporate Governance if its ultimate holding company is already complying with the same”. De ce fait, si la SBM Holdings, le CEB, la CWA et autres se conforment aux règlements du CGG, leurs filiales, elle, peuvent faire comme bon leur semble. Avec les milliards alloués à ces filiales, fort de notre expérience du passé, on peut déjà deviner d’où viendront les prochains squelettes qu’on s’amuse à entasser dans nos placards.
Venons-en au pouvoir exécutif qui, je l’affirme, ne peut se limiter au gouvernement et aux ministres. Au fil des quatre dernières décennies, l’emprise des bureaucrates et technocrates a été si puissante qu’on pourrait affirmer qu’ils sont les vrais détenteurs du pouvoir exécutif. Le pouvoir des nominés à la tête des institutions publiques ainsi que leurs rôles tentaculaires au sommet de l’exécutif est si énorme qu’on est tenté de les qualifier d’énormités. Au débit de cette caste de hauts fonctionnaires et nominés, qui jouissent d’une impunité quasi totale, il convient également souligner la vampirisation de nos entreprises publiques dans lesquelles ils sont pour la plupart pantouflés comme membres des conseils d’administration. Il suffit de voir le soudain train de vie somptueux de ces nouveaux aristocrates pour comprendre la pertinence des propos d’Oscar Wilde, selon lequel la bureaucratie (à laquelle j’ajouterai la technocratie) ne fait que s’épanouir pour satisfaire ses propres besoins. Cette meute de bureaucrates et de technocrates sont les agents les plus fiables du capitalisme principalement financier dont le succès repose sur le contrôle de l’État. C’est justement ce que certains penseurs qualifient de « parasitocratie ». En parcourant dans les détails le Finance Bill, vous allez constater que chaque projet contient un élément d’expertise privée pour lequel on n’a pas manqué de faire des provisions. Cela, alors que pour la réalisation des projets, il n’y a quasiment rien de prévu. Durant ces deux décennies, les caisses publiques sont devenues l’abreuvoir des experts privés. Comment digérer le fait que l’État dépense une fortune dans l’emploi des ténors en tous genres, comptables, ingénieurs civils, légistes et financiers bardés de diplômes dont la seule tâche est de s’assurer de la sélection d’autres experts privés qui vont réaliser leur travail ? Depuis janvier 2015, on nous a servis les BDO, PwC, Luxconsult, Satar, Manraj et autres à toutes les sauces. Des illuminés qui nous font broyer du noir. Ce qui est encore plus inquiétant, c’est quand on constate que chaque projet préconisé est financé que par la dette. D’où la pertinence de savoir comment notre production locale, qui se chiffre à plus de 450 milliards, est gérée. Quant aux ministres, on croit avoir atteint le dernier degré de la décadence jusqu’à ce qu’on découvre qu’à chaque changement d’acteurs, on peut faire pire. Et dire que cet ancien directeur de l’ICAC disait sur les ondes d’une radio qu’il faut différencier « la corruption » de « la perception de corruption ». C’est quand même étonnant qu’on dépense des centaines de millions rien que pour gérer la perception. Comme quoi, ces conflits d’intérêts, cet abus de pouvoirs, ce népotisme déferlant, ces pratiques frauduleuses, ces relations incestueuses ne seraient que des produits de notre imagination. Commentant le budget, le ministre Collendavelloo se vantait des mesures annoncées qu’il qualifia de « véritable libération à l’aube de notre 50e anniversaire ». Il faut songer à dire à ce triste monsieur que sortir de l’esclavage ou de la dépendance coloniale pour devenir les otages de ses semblables n’est guère une consécration. Sauf bien sûr si l’on est adepte du sadomasochisme.
Venons-en maintenant à la troisième institution phare qui, de surcroît, forme le socle même de notre État de droit. Evidemment, on reconnaît ici un sujet tabou où on se camoufle dans un conservatisme rétrograde, qualifiant de malsaine toute tentative de débattre sur les maux qui gangrènent l’institution judiciaire. La perception particulièrement grave que les affinités politiques de certains officiants dans le judicaire dictent leurs décisions juridiques est perpétuellement soutenue par les nombreux cas de « deux poids, deux mesures » que nous constatons souvent. D’ailleurs, c’est le constat accablant sur l’état de notre judicaire qui avait poussé le pouvoir exécutif en 1997 à commanditer une étude présidée par une sommité, Lord James Peter Hymers Mackay of Clashfern. Vingt ans déjà depuis la publication du rapport et nous sommes toujours en attente de l’application, dans leur intégralité, de ses recommandations. Cette résistance sournoise face aux changements structurels préconisés en dit long sur les motivations de certains devenus incontournables au sein de notre judicaire. Prenons l’exemple de l’arbitrage, qui a pour objet de résoudre des questions qui ne pourraient pas être soumises aux tribunaux ou que les tribunaux ne pourraient pas résoudre de façon satisfaisante. Est-il acceptable qu’un juge demande aux partis invoquant sa sagesse dans un tribunal de s’en remettre à un arbitrage privé, qu’il présidera lui-même, pour trancher sur un litige ? D’autant plus qu’en cas de non-satisfaction, l’affaire sera entendue devant le même juge ou un de ses compères liés par une sombre fraternité. En quinze ans, le budget consacré au judicaire a augmenté de 300 %. Le salaire de base du chef juge est passé de MUR 90 000 à MUR 206 000. Sans compter les allocations MUR 22 000 pour la location de sa propre maison et 30 % de son salaire de base comme ‘Special Judicial Service Allowance’ et les autres privilèges étendue à vie. Le judicaire nous coûte très cher et on a parfois l’impression que pour subvenir à certains besoins, on économise sur la justice. Cette perception est encore plus effrayante lors qu’on observe l’omniprésence des retraités du judicaire dans les diverses commissions d’enquête qui coûtent plusieurs millions mais qui, trop souvent, accouchent de mort-nés. Les revers humiliants par le conseil privé de la reine qui se multiplient touchent du doigt le mal que traverse notre judicaire. Une blanchisserie pour certains, une mafia pour d’autres, notre judicaire a certainement connu des jours meilleurs.
Ce pourrissement de nos pouvoirs institutionnels nous entraîne vers le fond et bouffe, au passage, toutes nos ressources. Pas étonnant qu’avec les centaines de milliards de dettes qui s’accumulent, les nouveau-nés n’atterrissent plus chez nous. Il est temps d’agir. Certains prendront la fuite, d’autres, comme ces Bisounours, attendront l’arrivée d’un Moïse ou d’Macron, mais que d’autres encore se regroupent pour briser ces illusions qui étouffent la réalité. Ensemble, attelons-nous à assainir voir purger nos institutions, afin que notre République puisse enfin respirer.